Je vous partage ici un article de Mediapart qui a deux ans déjà,
mais qui, je le crois peut être fort utile dans notre
actualité...
Il analyse les bases de notre impuissance politique
et donne des pistes pour y remédier...
Depuis quelques années, lorsque nous nous situons
dans le camp du progrès et de l'émancipation, nous perdons les
combats.
Si nous voulons sortir de cette situation d’impuissance et
d’anxiété,
il faut procéder à un réexamen de notre rapport à la
politique
et inventer de nouvelles pratiques politiques.
20 février 2016
La pensée critique a toujours constitué
comme l'une de ses questions essentielles
celle du présent.
Mais il y a, bien sûr, différentes manières d'élaborer
un
diagnostic de l'actualité,
de comprendre ce qui nous arrive et d’y réagir -
et c'est dans cet espace de dissensus que s'ouvre le débat
intellectuel.
Même s’il faut toujours se méfier des déclarations
dramatiques,
il n’en demeure pas moins que tout laisse à penser que
nous vivons aujourd’hui
un moment critique que nous devons regarder en face.
Nous sommes placés dans une situation historique
qui impose de nous interroger radicalement sur ce que nous sommes,
sur nos manières de penser, sur nos façons d’agir – sur
notre état d’esprit.
Impuissance
S'il fallait caractériser d'un mot la situation politique
contemporaine
et l'expérience que nous en avons, j'utiliserais le concept
d’impuissance.
Depuis plusieurs mois, et même plusieurs années, dans presque
tous les domaines,
les Etats mettent en place des mesures guidées par des logiques
que nous savons être dangereuses, nocives ou non éthiques.
Et pourtant, nous avons du mal à les combattre,
ou à orienter les gouvernements vers des solutions plus
acceptables.
Les exemples récents ne manquent pas :
la gestion autoritaire et absurde de la dette des Etats
Européennes,
notamment en Grèce ;
la crise de l'accueil des migrants, qui a débouché sur la
restauration
de frontières, de murs et de camps en Europe,
la mise en place à l’échelle mondiale de programmes de
surveillance de masse
et de contrôle de l’Internet, et enfin, en France, il y a
deux mois,
l'instauration de l’état d’urgence…
Bien sûr, il n’y a rien de nouveau à ce que les Etats soient
animés par des logiques
contre lesquelles nous nous battons. Mais ce qui est spécifique,
ou ce qui s’accroit,
c’est notre incapacité à influencer le cours des choses.
Lorsque nous intervenons, lorsque nous protestons, lorsque nous
manifestons,
cela débouche de moins en moins sur des transformations
effectives.
Il faut regarder le présent avec lucidité.
Il ne faut pas se raconter d’histoire comme nous avons parfois
tendance à le faire
pour ne pas tomber dans une forme de désespoir. Il faut partir de
la vérité :
depuis quelques années, lorsque nous nous situons
dans le
camp du progrès et de l'émancipation, nous perdons les combats.
Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, vivent leur vie politique
sur le mode du désarroi et de la tristesse.
Comme je l’écrivais en septembre dans Le Monde
dans un
manifeste publié avec Edouard Louis,
faire l’expérience de la
politique, pour la plupart d’entre nous, désormais,
c’est faire l’expérience de l’impuissance.
Evidemment, nous ne sommes pas, en tant qu’intellectuels,
artistes,
écrivains, journalistes, militants, etc. responsables de
tout.
Des responsabilités se situent au niveau des mécanismes de la
raison d’Etat,
de l’autarcie du champ politique, des idéologies propagées par
le champ médiatique.
Mais nous ne pouvons pas nous arrêter à ce type d’analyse.
Si nous voulons sortir de notre situation d’impuissance et
d’anxiété,
il faut procéder à un réexamen de notre rapport à la
politique.
Au fond, je me demande si nous ne sommes pas tellement
habitués à perdre
que nous n’interrogeons plus sur cette situation.
Nous thématisons nos échecs comme des évidences.
Or il faut politiser cette question.
Nous devons nous demander pourquoi la politique émancipatrice
semble condamnée à une forme d’impuissance
- et comment cela pourrait être autrement.
Trois dimensions essentielles.
1.Actions
Penser notre impuissance politique impose d’abord de
réfléchir sur nos modes d’actions.
Nous tirons trop peu les conséquences du fait que l’espace de
la contestation
est peut être l’un des plus codifiés de la vie sociale
:
les protestations se déroulent selon des formes établies.
Des institutions, solidement installées,
structurent le temps et l’espace de la contestation
démocratique.
La grève, la manifestation, la pétition, le lobbying, le sit in,
la désobéissance civile,
même l’émeute violente etc. constituent des formes rituelles
et reconnues.
Autrement dit, nous vivons dans un champ politique tel que
l’expression de la dissidence
est déjà inscrite dans le système et donc en un sens
programmée par lui.
Nous devons nous interroger sur ce que nous faisons
lorsque nous utilisons les modes institués de la contestation
démocratique.
Est-ce que nous agissons?
Ou est-ce que nous nous contentons de protester,
d'exprimer notre
désaccord
– avant de rentrer chez nous ?
Si nos protestations ne changent rien - ou, en tout cas,
n'ont
d'effets réels qu'exceptionnellement
- cela ne signifie-t-il pas que les formes d'actions
traditionnelles fonctionnent
comme des pièges et des ruses de la raison étatique :
lorsque nous y recourrons, nous avons le sentiment d'avoir agi
quand, en réalité, nous n'avons rien fait de plus
qu'exprimer notre mécontentement.
D’autre part, ces formes ne se sont-elles pas routinisées avec
le temps ?
N’ont-elles pas perdu leur efficacité ?
Si nous voulons mettre en crise l’Etat, ne devons-nous pas
inventer des modes de protestation qui surprendraient l’Etat
et ne seraient plus prescrits par le système ?
2.Temps
Repenser notre rapport à la politique impose aussi de réfléchir
en termes
de stratégie et de temporalité.
Je suggère ainsi que si nous perdons les batailles,
c’est peut-être parce que nous ne cessons de nous situer
par
rapport à l’Etat et en fonction des actions de l’Etat.
Nous vivons une telle époque de régression que la critique
politique
se limite souvent à réagir aux réactions de l'État.
Nous nous constituons comme groupe politique par rapport à ce que
fait l’Etat.
C'est donc l'État qui fixe les termes du débat, qui fixe la
temporalité politique,
qui fixe les sujets dont nous débattons.
La critique se trouve placée en position réactive et
secondaire.
C'est la raison pour laquelle l'État domine : il s'impose à
nous
et, stratégiquement, nous ne sommes plus capables de nous imposer
à lui.
Nous ne pourrons sortir de notre état de dépossession
que si nous transformons notre rapport au temps.
Il faut trouver des moyens de résister à l’Etat sans réagir à
l’Etat.
Nous devons faire attention à ne pas nous situer, toujours,
par rapport à l'État.
Nous devons essayer de le surprendre, d'imposer notre propre
rythme,
de l'attaquer là où il ne s’y attend pas,
de faire émerger
des thèmes auquel il ne pense pas…
Bref, il faut instaurer une nouvelle temporalité politique.
3. Théorie critique
Enfin, et c'est peut-être le plus important, nous devons
questionner le langage,
les modes d’analyses que nous déployons et la manière
dont ils construisent notre rapport à ce qui arrive.
Si nous voulons inventer un nouvel état d’esprit et sortir de
notre état d’anxiété,
nous devons redéfinir l’espace de la théorie et de la
critique.
Ma thèse serait que les narrations dominantes utilisées pour
saisir le présent
ont tendance à bloquer nos capacités de résistances
plutôt qu'à les rendre vivantes.
La question du vocabulaire de la critique m'intéresse beaucoup,
notamment depuis mon livre sur Foucault et le néolibéralisme :
Je m’y interroge sur ce que signifie élaborer une
critique non passéiste du présent
et donc non réactionnaire du néolibéralisme :
comment peut-on critiquer le présent sans ériger le passé
comme norme
et comme référence valorisée ?
Je crois que notre impuissance politique contemporaine
provient du fait que,
dans la plupart des domaines, nous avons du mal
à proposer une critique intégrale du passé et présent –
et
donc une critique imaginative.
Certes, il serait injuste de dire qu’une large partie des
théoriciens critiques sont passéistes.
Mais il n’est pas faux de relever que la façon
dont les
opérations de pouvoir sont codées
a pour conséquence que l’on en vient souvent à
constituer comme référence positive
un ordre préalable ou connu qui devrait pourtant, lui
aussi, être mis en question.
Dans le vocabulaire contemporain, les opérations du pouvoir
sont pensées en termes négatifs, comme quelque chose
qui retire quelque chose à ce qui est déjà là :
le pouvoir défait, détruit, démantèle, supprime, fragilise.
Par exemple, dans les analyses sur le néolibéralisme,
la rationalité néolibérale est présentée comme produisant une
érosion des institutions,
un délitement des valeurs qui servaient auparavant de cadres
collectifs
(les lois étatiques, le droit du travail, les normes morales, le
welfare state,)
ou encore une destruction de quelque chose
comme le Commun, l'espace public, le politique, etc.
autant de formes traditionnelles eo ipso constituées comme
des référents positifs.
Prenons un autre exemple : celui des programmes de
surveillance de masse.
La critique des Etats et des agences de renseignements consiste
bien souvent
à mettre en cause leur tendance à « démanteler »
les
protections traditionnelles de la vie privée
et à « remettre en question » les limites
au pouvoir
d’intrusion de l’Etat
dans nos vies et notre intimité.
Et donc ces « protections » et ces « limitations » en viennent
à fonctionner
comme des critères que nous utilisons
pour caractériser la négativité de la situation actuelle.
La rhétorique que j’interroge est présente en ce moment en
France
avec les débats autour de « l'état d'urgence ».
Depuis les attentats de novembre, le gouvernement a déclaré
« l’état d’urgence »,
qui permet de donner beaucoup plus de pouvoir à la police,
à l’administration au détriment du pouvoir judiciaire.
C’est bien sûr très grave.
Mais la critique se limite souvent à dire que ces décisions
créent
de l’arbitraire par rapport au droit commun.
Mais dès lors, résister à ces mesures conduit à valoriser le
retour au droit commun,
à présenter le juge traditionnel comme le garant de la liberté
et le pouvoir judiciaire comme une instance protectrice.
Quand on critique une situation en la qualifiant d’exceptionnelle,
on a tendance à vouloir retrouver, et donc conserver,
l’ordre normal qui était là avant,
alors que c'est précisément lui qu'il faut attaquer :
le droit commun contient, en effet, peut-être autant d'arbitraire
que l'état d'exception, mais nous ne le voyons pas.
Bien entendu, je ne nie pas qu’il peut exister des «
régressions »
et que le passé peut parfois être jugé « meilleur » que le
présent.
Mais si nous voulons élaborer un nouvel état d’esprit
politique,
nous devons faire émerger d’autres narrations du pouvoir.
Nous devons nous passer des concepts « négatifs »
comme ceux de « démantèlement », de « destruction »,
de « réduction », de « précarisation », d' « exception »,
etc.
Ce vocabulaire conduit en effet, logiquement, à constituer un
état antérieur
des rapports de pouvoir comme norme à partir de laquelle la
critique s’énonce.
C’est donc un mode de critique très particulier,
qui suppose comme condition d’énonciation de ne pas critiquer
(ou de ne plus coder comme critiquable)
l’état antérieur
des rapports de pouvoir.
Dès lors, petit à petit, nous cédons du terrain :
l’ordre passé, que nous critiquions,
devient la référence positive et construite comme telle.
L’Etat, petit à petit, gagne du terrain.
Et nous nous privons alors d'une capacité
à imaginer une autre configuration possible.
Aujourd’hui, nos modes d’actions,
notre rapport au temps,
notre narration du pouvoir
fonctionnent d’une manière paradoxale :
dans le moment même où nous nous constituons comme sujet
politique,
nous nous constituons comme
sujets dominés
par le système du pouvoir et par l’Etat.
C’est ce qui explique la répétition de nos échecs.
Inspiration
Devant un tel constat, on pourrait être désespéré. Je ne le
crois pas.
D’abord parce qu’il est beaucoup moins désespérant d’être
lucide
que de se mentir à soi-même, de stagner
et de répéter
sempiternellement les mêmes erreurs.
Mais surtout, également, parce que l’expérimentation
de nouveaux modes d’action politique
ne relève pas de l'utopie.
Au contraire : dans l’actualité récente, des interventions ont
existé,
qui peuvent nous servir comme source d’inspiration
pour nous réinventer comme sujets politique.
Une partie importante de la théorie contemporaine concentre son
attention
sur les grands et importants rassemblements populaires comme
Occupy,
les Indignés ou les printemps arabes.
Mais on peut se demander si cette attention ne conduit pas à
ratifier
tout ce qu’il y a de plus traditionnel politiquement, en
termes de scénographie,
de formes d’actions, de catégories (le « Nous », le « Peuple
», le « Collectif »).
C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est
peut-être possible
de redéfinir notre vie politique en s’inspirant d’autres exemples :
je pense aux gestes de Snowden, d’Assange, et de Manning,
aux combats contre la surveillance, aux fuites de
WikiLeaks, etc.
Je ne dis pas que ces modes d’actions doivent être érigés
comme des modèles.
Nous devons les utiliser comme des instruments
pour réinventer un art général de l’insoumission,
pour réapprendre à nous battre dans tous les domaines
(économiques, sexuelles, raciaux, urbains, etc.)
Qu’y a-t-il en effet de puissant dans les vies de Snowden,
Assange et Manning ?
Ils ont instauré une rupture avec les règles imposées du
jeu politique.
Ils ont été le plus loin dans une forme d’autonomie
politique,
c’est-à-dire d’invention d’eux-mêmes en dehors des cadres
prescrits.
Ils ont, d’abord, modifié le temps politique : ils ont
pris l'État par surprise.
La contestation est venue de là où l’Etat ne l’attendait
pas.
Les lanceurs d’alerte sont des insiders, des conformistes,
des individus intégrés dans les institutions et non des
outsiders
ou des contestataires traditionnels.
Snowden, Assange et Manning ont aussi
imposé leur agenda.
Ils ont posé des questions que l’Etat ne voulait pas poser et
même voulait cacher.
Et ils ont agi, enfin, selon des modalités qui déstabilisent la
démocratie libérale :
on peut mentionner le rôle de l’anonymat, qui est une manière
de refuser
le caractère public de la politique, l’identification du
sujet dissident
et qui met en question le fonctionnement traditionnel de l’espace
public.
On peut penser aux gestes de sédition de Snowden et d’Assange,
qui traduit une volonté
d’échapper non seulement au système
pénal
mais aussi aux appartenances imposées
et
à l'idée selon
laquelle nous devons toujours,
en dernière instance, reconnaître le droit que se donne
l'Etat
de juger de nos actions politiques et de leur légalité.
Si nous voulons sortir de notre impuissance politique
et faire émerger un nouvel état d’esprit,
je crois que nous devrions constituer ces activistes
comme
des sources d’inspiration.
Ce n’est sans doute pas la seule voie.
Mais c’en est une, et
importante.
Car notre objectif doit être d’être capable de faire,
dans
tous les domaines, comme eux :
Placer l’Etat en état de dépossession par rapport à
nous
et le forcer à réagir à ce que nous décidons de faire ;
inventer
une pratique de la résistance
que nous ne recevons
pas de l’histoire
mais que nous nous donnons à nous-mêmes
– et qui ne soit plus uniquement oppositionnelle et expressive
mais aussi inventive et active.
En un mot, élaborer une pratique politique
autonome
- et, par là même
puissante et effective.
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Geoffroy de Lagasnerie
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