dimanche 6 janvier 2019

Sortir de notre impuissance politique


Je vous partage ici un article de Mediapart qui a deux ans déjà,
mais qui, je le crois peut être fort utile dans notre actualité...
Il analyse les bases de notre impuissance politique
et donne des pistes pour y remédier...


Depuis quelques années, lorsque nous nous situons 
dans le camp du progrès et de l'émancipation, nous perdons les combats.
 Si nous voulons sortir de cette situation d’impuissance et d’anxiété, 
il faut procéder à un réexamen de notre rapport à la politique 
et inventer de nouvelles pratiques politiques.



20 février 2016

La pensée critique a toujours constitué
comme l'une de ses questions essentielles
 celle du présent.

Mais il y a, bien sûr, différentes manières d'élaborer
 un diagnostic de l'actualité,
de comprendre ce qui nous arrive et d’y réagir -
et c'est dans cet espace de dissensus que s'ouvre le débat intellectuel.
Même s’il faut toujours se méfier des déclarations dramatiques,
 il n’en demeure pas moins que tout laisse à penser que nous vivons aujourd’hui
un moment critique que nous devons regarder en face.
 Nous sommes placés dans une situation historique
qui impose de nous interroger radicalement sur ce que nous sommes,
sur nos manières de penser, sur nos façons d’agir – sur notre état d’esprit.

Impuissance

 S'il fallait caractériser d'un mot la situation politique contemporaine
et l'expérience que nous en avons,  j'utiliserais le concept d’impuissance.
Depuis plusieurs mois, et même plusieurs années, dans presque tous les domaines,
les Etats mettent en place des mesures guidées par des logiques
que nous savons être dangereuses, nocives ou non éthiques.
Et pourtant, nous avons du mal à les combattre,
ou à orienter les gouvernements vers des solutions plus acceptables.

Les exemples récents ne manquent pas :
la gestion autoritaire et absurde de la dette des Etats Européennes,
notamment en Grèce ;
la crise de l'accueil des migrants, qui a débouché sur la restauration
de frontières, de murs et de camps en Europe,
la mise en place à l’échelle mondiale de programmes de surveillance de masse
 et de contrôle de l’Internet, et enfin, en France, il y a deux mois,
l'instauration de l’état d’urgence…

Bien sûr, il n’y a rien de nouveau à ce que les Etats soient animés par des logiques
contre lesquelles nous nous battons. Mais ce qui est spécifique, ou ce qui s’accroit,
c’est notre incapacité à influencer le cours des choses.
Lorsque nous intervenons, lorsque nous protestons, lorsque nous manifestons,
cela débouche de moins en moins sur des transformations effectives.
Il faut regarder le présent avec lucidité.

Il ne faut pas se raconter d’histoire comme nous avons parfois tendance à le faire
pour ne pas tomber dans une forme de désespoir. Il faut partir de la vérité :
depuis quelques années,  lorsque nous nous situons
dans le camp du progrès et de l'émancipation, nous perdons les combats.
Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, vivent leur vie politique
sur le mode du désarroi et de la tristesse.
Comme je l’écrivais en septembre dans Le Monde
dans un manifeste publié avec Edouard Louis,
faire l’expérience de la politique, pour la plupart d’entre nous, désormais,
 c’est faire l’expérience de l’impuissance.

Evidemment, nous ne sommes pas, en tant qu’intellectuels, artistes,
 écrivains, journalistes, militants, etc. responsables de tout.
Des responsabilités se situent au niveau des mécanismes de la raison d’Etat,
de l’autarcie du champ politique, des idéologies propagées par le champ médiatique.
Mais nous ne pouvons pas nous arrêter à ce type d’analyse.
Si nous voulons sortir de notre situation d’impuissance et d’anxiété,
il faut procéder à un réexamen de notre rapport à la politique.

Au fond, je me demande si nous ne sommes pas tellement habitués à perdre
que nous n’interrogeons plus sur cette situation.
Nous thématisons nos échecs  comme des évidences.
Or il faut politiser cette question.

Nous devons nous demander pourquoi la politique émancipatrice
semble condamnée à une forme d’impuissance
- et comment cela pourrait être autrement.

Trois dimensions essentielles.


1.Actions


 Penser notre impuissance politique impose d’abord de réfléchir sur nos modes d’actions.
Nous tirons trop peu les conséquences du fait que l’espace de la contestation
 est peut être l’un des plus codifiés de la vie sociale :
 les protestations se déroulent selon des formes établies.

Des institutions, solidement installées,
structurent le temps et l’espace de la contestation démocratique.
La grève, la manifestation, la pétition, le lobbying, le sit in, la désobéissance civile,
même l’émeute violente etc. constituent des formes rituelles et reconnues.
Autrement dit, nous vivons dans un champ politique tel que l’expression de la dissidence
 est déjà inscrite dans le système et donc en un sens programmée par lui.
Nous devons nous interroger sur ce que nous faisons
lorsque nous utilisons les modes institués de la contestation démocratique.

Est-ce que nous agissons?
Ou est-ce que nous nous contentons de protester,
d'exprimer notre désaccord
– avant de rentrer chez nous ?

Si nos protestations ne changent rien - ou, en tout cas,
n'ont d'effets réels qu'exceptionnellement
- cela ne signifie-t-il pas que les formes d'actions traditionnelles fonctionnent
comme des pièges et des ruses de la raison étatique :
lorsque nous y recourrons, nous avons le sentiment d'avoir agi
quand, en réalité,  nous n'avons rien fait de plus 
qu'exprimer notre mécontentement.

D’autre part, ces formes ne se sont-elles pas routinisées avec le temps ?
N’ont-elles pas perdu leur efficacité ?
Si nous voulons mettre en crise l’Etat, ne devons-nous pas
inventer des modes de protestation qui surprendraient l’Etat
et ne seraient plus prescrits par le système ?


2.Temps


Repenser notre rapport à la politique impose aussi de réfléchir en termes
de stratégie et de temporalité.
Je suggère ainsi que si nous perdons les batailles,
c’est peut-être parce que nous ne cessons de nous situer 
par rapport à l’Etat et en fonction des actions de l’Etat.

Nous vivons une telle époque de régression que la critique politique
se limite souvent à réagir aux réactions de l'État.
Nous nous constituons comme groupe politique par rapport à ce que fait l’Etat.
C'est donc l'État qui fixe les termes du débat, qui fixe la temporalité politique,
 qui fixe les sujets dont nous débattons.

La critique se trouve placée en position réactive et secondaire.
C'est la raison pour laquelle l'État domine : il s'impose à nous
et, stratégiquement, nous ne sommes plus capables de nous imposer à lui.
Nous ne pourrons sortir de notre état de dépossession
que si nous transformons  notre rapport au temps.
Il faut trouver des moyens de résister à l’Etat sans réagir à l’Etat.
Nous  devons faire attention à ne pas nous situer, toujours, par rapport à l'État.

 Nous devons essayer de le surprendre, d'imposer notre propre rythme,
de l'attaquer là où il ne s’y attend pas,
 de faire émerger des thèmes auquel il ne pense pas…
Bref, il faut  instaurer une nouvelle temporalité politique.

3. Théorie critique

Enfin, et c'est peut-être le plus important, nous devons questionner le langage,
les modes d’analyses que nous déployons et la manière
dont ils construisent notre rapport à ce qui arrive.
Si nous voulons inventer un nouvel état d’esprit et sortir de notre état d’anxiété,
nous devons redéfinir l’espace de la théorie et de la critique.
Ma thèse serait que les narrations dominantes utilisées pour saisir le présent
 ont tendance à bloquer nos capacités de résistances plutôt qu'à les rendre vivantes.

La question du vocabulaire de la critique m'intéresse beaucoup,
notamment depuis mon livre sur Foucault et le néolibéralisme :
 Je m’y interroge sur ce que signifie élaborer une critique non passéiste du présent
et donc non réactionnaire du néolibéralisme :
 comment peut-on critiquer le présent sans ériger le passé comme norme
et comme référence valorisée ?
Je crois que  notre impuissance politique contemporaine provient du fait que,
dans la plupart des domaines, nous avons du mal
à proposer une critique intégrale du passé et présent –
et donc une critique imaginative.

Certes, il serait injuste de dire qu’une large partie des théoriciens critiques sont passéistes.
 Mais il n’est pas faux de relever que la façon
dont les opérations de pouvoir sont codées
a pour conséquence que l’on en vient souvent à constituer comme référence positive
 un ordre préalable ou connu qui devrait pourtant, lui aussi, être mis en question.

Dans le vocabulaire contemporain, les opérations du pouvoir
sont pensées en termes négatifs, comme quelque chose
 qui retire quelque chose à ce qui est déjà là :
le pouvoir défait, détruit, démantèle, supprime, fragilise.

Par exemple, dans les analyses sur le néolibéralisme,
la rationalité néolibérale est présentée comme produisant une érosion des institutions,
un délitement des valeurs qui servaient auparavant de cadres collectifs
(les lois étatiques, le droit du travail, les normes morales, le welfare state,)
 ou encore une destruction de quelque chose
comme le Commun, l'espace public, le politique,  etc.
 autant de formes traditionnelles eo ipso constituées comme des référents positifs.

 Prenons un autre exemple : celui des programmes de surveillance de masse.
La critique des Etats et des agences de renseignements consiste bien souvent
à mettre en cause leur tendance à « démanteler »
les protections traditionnelles de la vie privée
et à « remettre en question » les limites 
au pouvoir  d’intrusion de l’Etat
dans nos vies et notre intimité.

Et donc ces « protections » et ces « limitations » en viennent à fonctionner
 comme des critères que nous utilisons
pour caractériser la négativité de la situation actuelle.
La rhétorique que j’interroge est présente en ce moment en France
avec les débats autour de « l'état d'urgence ».
Depuis les attentats de novembre, le gouvernement  a déclaré « l’état d’urgence »,
 qui permet de donner beaucoup plus de pouvoir à la police,
 à l’administration au détriment du pouvoir judiciaire.
C’est bien sûr très grave.

Mais la critique se limite souvent à dire que ces décisions créent
 de l’arbitraire par rapport au droit commun.
Mais dès lors, résister à ces mesures conduit à valoriser le retour au droit commun,
à présenter le juge traditionnel comme le garant de la liberté
et le pouvoir judiciaire comme une instance protectrice.
Quand on critique une situation en la qualifiant d’exceptionnelle,
 on a tendance à vouloir retrouver, et donc conserver, 
l’ordre normal qui était là avant,
 alors que c'est précisément lui qu'il faut attaquer :
le droit commun contient, en effet, peut-être autant d'arbitraire
que l'état d'exception, mais nous ne le voyons pas.

Bien entendu, je ne nie pas qu’il peut exister des « régressions »
et que le passé peut parfois être jugé « meilleur » que le présent.
Mais si nous voulons élaborer un nouvel état d’esprit politique,
nous devons faire émerger d’autres narrations du pouvoir.
Nous devons nous passer des concepts « négatifs »
comme ceux  de « démantèlement », de « destruction »,
de « réduction », de « précarisation », d' « exception »,  etc.

Ce vocabulaire conduit en effet, logiquement, à constituer un état antérieur
des rapports de pouvoir comme norme à partir de laquelle la critique s’énonce.
 C’est donc un mode de critique très particulier,
qui suppose comme condition d’énonciation de ne pas critiquer
 (ou de ne plus coder comme critiquable) 
l’état antérieur des rapports de pouvoir.

Dès lors, petit à petit, nous cédons du terrain :
l’ordre passé, que nous critiquions,
devient la référence positive et construite comme telle.
L’Etat, petit à petit, gagne du terrain.
Et nous nous privons alors d'une capacité
 à imaginer une autre configuration possible.

Aujourd’hui, nos modes d’actions,
notre rapport au temps, notre narration du pouvoir
 fonctionnent d’une manière paradoxale :
dans le moment même où nous nous constituons comme sujet politique,
 nous nous constituons comme sujets dominés
 par le système du pouvoir et par l’Etat.
 C’est ce qui explique la répétition de nos échecs.


Inspiration


Devant un tel constat, on pourrait être désespéré. Je ne le crois pas.
D’abord parce qu’il est beaucoup moins désespérant d’être lucide
que de se mentir à soi-même, de stagner
et de répéter sempiternellement les mêmes erreurs.
Mais surtout, également, parce que l’expérimentation
de nouveaux modes d’action politique
 ne relève pas de l'utopie.

Au contraire : dans l’actualité récente, des interventions ont existé,
qui peuvent nous servir comme source d’inspiration
pour nous réinventer comme sujets politique.
Une partie importante de la théorie contemporaine concentre son attention
sur les grands et importants rassemblements populaires comme Occupy,
les Indignés ou les printemps arabes.

Mais on peut se demander si cette attention ne conduit pas à ratifier
 tout ce qu’il y a de plus traditionnel politiquement, en termes de scénographie,
de formes d’actions, de catégories (le « Nous », le « Peuple », le « Collectif »).
 C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est peut-être possible
de redéfinir notre vie politique en s’inspirant d’autres exemples :
je pense aux gestes de Snowden, d’Assange, et de Manning,
aux combats contre la surveillance, aux fuites de WikiLeaks, etc.
Je ne dis pas que ces modes d’actions doivent être érigés comme des modèles.
 Nous devons les utiliser comme des instruments
 pour réinventer un art général de l’insoumission,
pour réapprendre à nous battre dans tous les domaines
(économiques, sexuelles, raciaux, urbains, etc.)

Qu’y a-t-il en effet de puissant dans les vies de Snowden, Assange et Manning ?
 Ils ont instauré une rupture avec les règles imposées du jeu politique.
Ils ont été le plus loin dans une forme d’autonomie politique,
c’est-à-dire d’invention d’eux-mêmes en dehors des cadres prescrits.

 Ils ont, d’abord, modifié le temps politique : ils ont pris l'État par surprise.
La contestation est venue de là où l’Etat ne l’attendait pas.
Les lanceurs d’alerte sont des insiders, des conformistes,
des individus intégrés dans les institutions et non des outsiders
ou des contestataires traditionnels.

Snowden, Assange et Manning ont aussi imposé leur agenda.
Ils ont posé des questions que l’Etat ne voulait pas poser et même voulait cacher.
Et ils ont agi, enfin, selon des modalités qui déstabilisent la démocratie libérale :
on peut mentionner le rôle de l’anonymat, qui est une manière de refuser
 le caractère public de la politique, l’identification du sujet dissident
et qui met en question le fonctionnement traditionnel de l’espace public.

On peut penser aux gestes de sédition de Snowden et d’Assange,
qui traduit une volonté d’échapper non seulement au système pénal
mais aussi aux appartenances imposées
et à l'idée selon laquelle nous devons toujours,
 en dernière instance, reconnaître le droit que se donne l'Etat
de juger de nos actions politiques et de leur légalité.

Si nous voulons sortir de notre impuissance politique
et faire émerger un nouvel état d’esprit,
 je crois que nous devrions constituer ces activistes
comme des sources d’inspiration.
Ce n’est sans doute pas la seule voie.
Mais c’en est une, et importante.
Car notre objectif doit être d’être capable de faire,
dans tous les domaines, comme eux :

 Placer l’Etat en état de dépossession par rapport à nous
et le forcer  à réagir à ce que nous décidons de faire ;
 inventer une pratique de la résistance
que nous ne recevons pas de l’histoire
 mais que nous nous donnons à nous-mêmes
– et qui ne soit plus uniquement oppositionnelle et expressive
 mais aussi inventive et active.

En un mot, élaborer une pratique politique autonome
- et, par là même puissante et effective.
.

Geoffroy de Lagasnerie


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