Propagande de masse, manipulation et contrôle des individus, organisation d'une psychose paranoïaque, désignation d'ennemis, persécution des opposants...
Pour Ariane Bilheran, psychologue clinicienne, auteur notamment de Psychopathologie de la paranoïa et Psychopathologie de l'autorité (Dunod), nos sociétés sont en train de sombrer dans le totalitarisme.
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Pouvons quand même avoir prise sur lui ou sommes-nous condamnés à assister à son accomplissement ?
Je pense personnellement que nous avons le devoir d’introduire des discours différents, car la folie raisonnante de la psychose collective, régie par l’angoisse, conduit à la confusion mentale et aux passages à l’acte. Quand l’individu est harcelé par des discours de persécution, par des paradoxes, des mensonges, des propos violents émis par les mass medias et le champ politique, il devient vulnérable, confus, et ne comprend plus ce qui lui arrive. Le système totalitaire désigne comme coupables des innocents, et laisse tranquilles les coupables, ceux qui transgressent les interdits fondamentaux, voire il encourage leurs actions/exactions. La sortie de confusion, sur le plan psychique, est la violence, le recours aux passages à l’acte. La violence est un moyen de reprendre du pouvoir sur le réel, quand on a perdu toute capacité de se le représenter, car on en a été dépossédé.
Le système totalitaire est très énergivore. Hannah Arendt avait noté qu’il repose sur l’obsession du « mouvement perpétuel ». Pour rester au pouvoir, la formation totalitaire doit demeurer en mouvement, et mettre en mouvement. Ce n’est guère tenable à l’infini. De même, « si le totalitarisme prend au sérieux ses propres exigences il doit en venir au point où il lui faut "en finir une bonne fois avec la neutralité du jeu d’échecs", c’est-à-dire avec l’existence autonome d’absolument n’importe quelle activité ». Est-ce tout simplement réalisable ? L’ambition paraît démesurée, mégalomane, et inatteignable.
Construire des alternatives, et faire preuve de créativité, se faire confiance dans sa capacité à rebondir, à élaborer des formes d’autonomie, par une politique des petits pas, est en ce sens indispensable, de même que sortir de l’isolement, qui est l’outil de domination des systèmes totalitaires.
Que pouvons-nous faire face à une logique dont nous nous saurions préalablement vaincus ?
Je ne crois pas que nous soyons vaincus, pas du tout même, car la folie raisonnante de la paranoïa contredit la vérité, la logique, et le réel de l’expérience. C’est un système anti-vie. La vie, c’est la liberté ; « la liberté, c’est notre intime, et c’est à partir d’elle que s’élève tout l’édifice du monde de l’Esprit ». En revanche, et c’est le sens de mon pessimisme, c’est que le niveau de destruction en cours s’annonce inouï au regard de ce que l’humanité a déjà vécu. Destruction de la santé, destruction des droits humains, destruction de l’économie, destruction de l’instruction, destruction de la culture, destruction des savoir-faire, etc. Avec le totalitarisme, nous entrons dans un monde de la survie, où il va falloir tenter de passer entre les gouttes d’un hyper contrôle qui est voué tout de même à l’échec, car il contredit les principes du vivant qui régissent cette planète.
Ce que nous pouvons faire, c’est être l’expression de cette pulsion de vie, dont l’ordre est la biodiversité. Il existe un ordre des choses, valable de tout temps et pour tout, mais il correspond à un accord harmonieux et pacifique avec son environnement, qui exclut toute forme de violence, et dont l’être humain doit être le garant. La promotion tous azimuts de la violence et du contrôle est une expression du désordre brutal, ce n’est pas un ordre qui fonctionne. Tout est inversé. Comme le dit Agamben, dans son discours du 11 novembre 2021, nous avons « l’état d’exception au lieu du droit, l’information au lieu de la vérité, la santé au lieu du salut et la médecine au lieu de la religion, la technologie au lieu de la politique. »
Il convient donc, comme le disait Hannah Arendt, d’exercer son libre arbitre dans des formes d’expression et de créativité, en somme en ne renonçant jamais à être un grain de sable dans le système.
Encore une fois le délire paranoïaque est voué à s’autodétruire, et s’effondrer sur lui-même. Cela ne signifie pas qu’il n’aura pas commis des dégâts et des destructions abominables avant.
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Ariane Bilheran